LES CANONS ELECTROMAGNETIQUES DE SAKHAROV (Texte de Jean Pierre Petit paru dans la revue Quadrature n°3 Mars-Avril 1990)
Andréï Sakharov est prix Nobel de la Paix. On le connaît surtout comme
le grand refusnik soviétique, le courageux militant pour les droits de
l'homme. Certains savent aussi qu'il a contribué fortement à la mise au
point de la bombe H soviétique.
On a dit il y a quelques années que le Kremlin l'avait tenu reclus pendant
de longues années parce qu'il aurait été détenteur de secrets
scientifiques et militaires qui auraient fait de lui un véritable danger
en cas de passage à l'ouest.
On connait très bien l'oeuvre scientifique de Sakharov depuis la
publication en 1982 de l'ensemble de ses travaux, traduits en anglais. Les
éditions Anthropos (15 rue Lacépède, Paris 75005) traduirent par la suite
cet ouvrage en français en 1984. Si vous êtes un physicien théoricien
chevronné, précipitez vous sur ce livre. Mais si vous êtes néophyte ces
pages ne vous diront pas grand chose, car il s'agit de la reproduction
intégrale des articles scientifiques originaux, et non d'un texte de
vulgarisation accessible au grand public.
Sakharov est né le 21 mai 1921 à Moscou. Son père était un professeur de
physique connu, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation. Avant la
guerre la vie des Sakharov correspondait à celle de bourgeois cultivés
relativement aisés (vis à vis des normes soviétiques). Andréï commença ses
études supérieures en 1938 et les acheva en pleine guerre, en 1942. Il fut
alors directement affecté à une grande usine d'armement, sur la Volga, où
il travailla jusqu'en 1945. Ceci lui donna une expérience d'homme de
terrain, d'ingénieur, qui vint compléter une solide formation de physicien
théoricien. En 1945 il devint l'assistant d'Igor Tamm, futur prix Nobel et
en 1948 l'équipe s'attela à la réalisation d'une arme thermonucléaire,
avec le succès que l'on sait.
En 1950 Tamm et Sakharov jetèrent les premières bases de la filière de la
fusion controlée et inventèrent le Tokamak, ultérieurement développé par
l'académicien Artsimovitch. En 1952 Sakharov travailla activement dans le
domaine de la MHD (en français magnétohydrodynamique, en russe MGD ou
magnétogaz dynamique). Un système à magnétostriction produira alors un
champ record de deux mille cinq cent teslas en 1964. Toutes ces recherches
constituèrent la base de travaux développés par E.Velikhov, actuel
vice-président de l'Académie des Sciences d'URSS, et sur lequel se fonde
l'arsenal des armes spatiales soviétiques.
Sakharov fut élu à l'Académie des Sciences en 1953. En 1967 sa carrière
scientifique connut un changement profond. En parallèle avec son
engagement de militant de la paix, il se réorienta vers la cosmologie et
publia des travaux encore peu connus sur un modèle de structure gémellaire
de l'univers.
Comme il est difficile de résumer un tel personnage en un aussi court
article, nous nous axerons sur la trame scientifique. Rappelons seulement
que sa prise de position pour la limitation et l'interdiction des armes
nucléaires date du début des années 1950 et entraina dès 1961 un conflit
violent avec Nikita Kroutchev. Sakharov contribua activement à la
signature, en 1962, du traité d'interdiction des essais nucléaires dans
l'atmosphère, dans l'espace et sous la mer. Il reçut le prix Nobel de la
Paix en 1975 et fut exilé à Gorki en 1980, après privation de toutes ses
distinctions honorifiques.
L'équipe Tamm-Sakharov fut l'équivalent soviétique du tandem
Teller-Ulam. On a parfois tenté de faire croire que la science soviétique
n'avait jamais progressé que grâce à des fuites de secrets scientifiques
issues du « monde libre », perpétrées par des espions comme Klaus Fuchs
(arrêté en 1950 et exécuté).
Note du webmaster : Klaus Fuchs a été liberé
après 9 ans de détention et est retourné à Leipzig en RDA.
Pour remettre les pendules à l'heure signalons que les soviétiques Flerov
et Petrschak avaient quand même constaté dès 1940 la fission spontanée de
l'uranium dans des expériences menées dans le métro de Moscou. En 1939
Bodski publiait une thèse sur la séparation des isotopes de l'uranium.
Dans le numéro de Noël 1940 les Isvestia titraient "l'humanité va
découvrir une nouvelle source d'énergie qui dépassera des millions de fois
toutes les possibilités antérieures" et en 1941 le physicien Kapitza
prononçait un discours reproduit par de nombreux journaux d'URSS où il
expliquait "qu'une bombe atomique pourrait aisément détruire une ville de
plusieurs millions d'habitants".
L'explosion de la première bombe A soviétique ne fut donc pas le résultat
d'une improvisation découlant des bombardements d'Hiroshima et de
Nagasaki, mais l'aboutissement d'un long effort, orchestré par le
physicien Kurtchatov et mené parallèlement au projet Mannathan (ce que les
américains, fort de leur légendaire complexe de supériorité, ignorèrent
d'ailleurs très longtemps).
Lorsque les physiciens de l'atome eurent exploité cette réaction de
dissociation exo-énergitique nucléaire baptisée fission, et qui s'initiait
simplement lorsqu'on réunissait un nombre suffisant d'atomes fissibles
(masse critique), ils envisagèrent d'exploiter certaines réactions de
synthèse nucléaire exo énergétique (fusion thermonucléaire). Les
américains s'orientèrent vers un mélange d'isotopes de l'hydrogène,
deutérium plus tritium, qu'il fallait refroidir à très basse température
pour pouvoir les manipuler à l'état liquide. L'idée fut de tenter de
déclencher cette réaction en utilisant le formidable flux de rayons X issu
de l'explosion de la bombe A (c'est lui en fait qui créé la "boule de feu"
suivant la détonation).
Une première explosion américaine (projet Greenhouse) montra que le
mélange ne s'allumait pas en mettant simplement celui-ci à côté de la
bombe A. Tamm eut alors l'idée de refocaliser cette énergie X en disposant
la bombe A au foyer d'un ellips6ide métallique et la « fusée » de la bombe
thermonucléaire à l'autre.
Cette idée enthousiasma Teller (qui appelait la bombe thermonucléaire "mon
bébé") et le projet fut mené à son terme.
En URSS grâce a Sakharov les soviétiques doublèrent les américains en
passant directement à la "bombe sèche". En effet de nombreux mélanges de
différents atomes peuvent conduire à la fusion (qui n'est rien d'autre
qu'une chimie des noyaux). Les russes optèrent d'emblée pour le mélange
lithium-hydrogène (hydrure de lithium) qui se présentait de manière stable
à l'état solide'. La surprise fut de taille pour les américains, qui ont
toujours eu le plus mauvais des services secrets, d'autant plus qu'ils
considéraient que la conception d'un tel engin, sans le secours des
premiers ordinateurs, inventés par Von Neumann, était une chose
impossible.
Dès 1948 Sakharov suggéra la possibilité d'une "fusion froide", par
catalyse mésonique. Lorsqu'on veut faire fusionner deux noyaux de
deutérium ou un noyau de deutérium et un noyau de tritium il faut d'abord
réussir à approcher ces noyaux l'un de l'autre, assez près pour que le
réarrangement nucléaire puisse se faire. Or, comme tous les noyaux
d'isotopes de l'hydrogène portent une charge positive, il faut que ces
noyaux soient lancés l'un contre l'autre avec une très grande vitesse.
Dans la fusion chaude, classique, cette vitesse est la vitesse d'agitation
thermique correspondant à une température de l'ordre d'une centaine de
millions de degrés. D'où le terme thermonucléaire.
Une autre possibilité consiste à apporter au mélange de fusion des méson ,
qui sont des particules chargées environ deux cent fois plus massives que
les électrons. En prenant la place des électrons ces mésons donnent
naissance à des "molécules mésoniques". Comme ces "mésomolécules" sont
alors beaucoup plus compactes que les molécules liées par des électrons,
le réarrangement nucléaire exo énergétique peut s'opérer. Il y a alors
libération du méson et donc possibilité de catalyse.
Explorée en 1956 par l'américain Alvarez pour le cas de réactions
deutérium-deutérium, cette filière connaît un regain d'intérêt depuis
qu'on a découvert récemment, il y a un peu plus d'un an, que cette
catalyse, appliquée à un mélange deutérium-tritium, se révèlait être mille
fois plus efficace, ce qui lui permettait de tangenter le seuil de
rentabilité énergétique (réaction auto entretenue).
Dans les années cinquantes, un rapport de Tamm-Sakharov donnait toutes les
caractéristiques de ce qui sera ultérieurement baptisé le Tokamak. On y
trouvait le dessin du champ magnétique de confinement, qui fait
l'originalité de la machine, et les caractéristiques géométriques de
l'ensemble.
Dès 1951 Sakharov s'intéressa à la MHD. Ici encore ce diable d'homme se
débrouilla pour utiliser à son profit toutes les ficelles de la physique.
A cette époque les physiciens ne pouvaient guère créer de champs
magnétiques pulsés supérieurs à un million de gauss étant donné les
énormes intensités électriques qui devaient être mises en jeu dans les
solénoïdes. Sakharov utilisa alors le principe de magnétostriction. Il
créa un champ assez intense à l'intérieur d'un solénoïde en déchargeant un
condensateur, puis écrasa ces lignes de champ magnétique avec un explosif
périphérique à la manière dont on serrerait des épis de blé dans sa main.
Bilan, avec une technologie extrêmement rustique : deux mille cinq cents
teslas.
Dans la foulée Sakharov inventa des machines dignes de Jules Vernes. Le
système baptisé MK-2 utilisait toujours l'énergie d'un explosif. Celui-ci
était cette fois enfermé dans un tube de cuivre placé au centre du
dispositif, qui comportait une self en ressort à boudin. Un puissant
condensateur localisait dans la self une énergie 1/2 L12. L'explosif était
alors mis à feu et déformait le tube de cuivre selon un cône, à la manière
d'un poinçon qui se déplacerait selon l'axe à une vitesse extrêmement
grande (la vitesse de détonation de l'explosif solide).
Ce tube de cuivre en état de déformation plastique court-circuitait donc
les spires les unes après les autres. La chute de l'inductance L et la
conservation du flux (D = LI créaient une montée brutale de l'intensité.
Bilan, avec cet autre dispositif très rustique : Cent millions d'ampères!
La préoccupation sous-jacente était évidemment de déboucher sur une arme.
Voici le canon à plasma inventé à la fin des années cinquantes par
Sakharov. Lorsque vous tirez avec une arme, à blanc, la vitesse d'éjection
des gaz n'est pas sensiblement supérieure à la vitesse d'éjection nominale
du projectile. Tout simplement parce que cette vitesse est limitée par
l'inertie du gaz produit par l'explosif. L'idéal serait d'utiliser un gaz
propulsif à inertie nulle, dont la vitesse ne serait alors limitée que par
la vitesse de la lumière.
Lorsqu'il est enfermé dans une enceinte dont les parois ont une
conductivité électrique suffisante, un champ magnétique se comporte comme
un gaz sans inertie, dont la pression est alors B2 = 2 g .. Une paroi
supracondutrice est par exemple totalement "étanche" au champ magnétique.
Plus la conductivité électrique est grande, plus sa "porosité" est faible.
Dans des expériences antérieures, en atteignant une valeur de 2500 teslas
Sakharov avait déjà pu créer une pression magnétique de 25 millions
d'atmosphère.
Il imagina alors une chambre où ce champ B allait se trouver enfermé
brutalement par la dilatation explosive d'un tube de cuivre. La seule
possibilité d'échappatoire étant l'espace séparant la paroi métallique du
"canon" et l'âme centrale de la machine, il y disposa un anneau
d'aluminium de 2 grammes destiné à jouer le rôle de projectile. Bilan :
des vitesses d'éjection approchant les cent kilomètres par seconde. Mais
on doit convenir qu'il existait un réel danger à voir un tel potentiel
d'invention d'armes destructibles partir dans la nature...
Sakharov envisagea alors d'étendre cette idée de
magnétostriction à des explosifs thermonucléaires mégatoniques mis à feu
dans des cavités souterraines.
En fait tous les gadgets imaginés par lui étaient potentiellement
transposables à l'échelle thermonucléaire. Les temps de fonctionnement
sont plus brefs mais les valeurs de crête obtenues dépassent évidemment
l'imagination. Un système à auto excitation peut ainsi permettre au moment
où s'initie l'expansion du plasma thermonucléaire, de convertir une partie
de cette énergie en énergie magnétique, à travers un solénoïde, lui même
transformé en plasma. Ce champ magnétique créé par ce système à auto
excitation permet de donner une certaine directivité à l'explosion
nucléaire, grâce à ces "lentilles magnétiques", cet effet étant comparable
à celui d'une "charge creuse". Cette idée sera reprise par les américains
à partir de 1967 pour réaliser une meilleure aspersion de la région visée
par les déchets radioactifs de leurs bombes Fission-fusion-fission en
dispersant ceux-ci dans le sens du champ magnétique terrestre. On touche
ici aux recherches les plus classifiées à l'est ou à l'ouest, qui trouvent
ainsi leur source dans des idées lancées par Sakharov en 1966.
Pendant toutes ces années rien n'arrêta Sakharov, qui, confronté à
l'invention balbutiante du laser suggéra dès 1961 que celui-ci puisse un
jour être utilisé pour la fusion, ou en tant qu'arme spatiale, alors que
les premiers lasers de puissance arrivent à peine à percer une lame de
rasoir (on mesurait alors cette puissance en "Gillettes").
1967 marque un virage à angle droit dans la trajectoire de l'académicien.
En même temps qu'il s'engageait totalement dans sa lutte pour les droits
de l'homme il décida d abandonner toute recherche à vocation militaire. En
jurant à ses collègues qu'il ne trahira aucun secret il bifurqua
brutalement vers la cosmologie.
Là encore sa contribution s'avèra totalement originale.
La question point de départ était que se passe-t-il à t < 0 ?
Dans un papier de 1967 Sakharov fournit une réponse pour le moins
originale. Si on suit, au long d'une "expérience de pensée", une ligne
d'univers", à la traversée de la singularité nommée Big Bang la flèche du
temps subit une inversion (notons que le physicien anglais non moins
célèbre Hawkings suggéra dans un papier de 1987 une inversion similaire de
cette flèche du temps, mais cette fois lorsque l'univers semble lassé de
s'étendre et se recontracte de manière... rétrochrone).
Sakharov compléta cette vision en suggérant que les phénomènes situés de
l'autre côté du Big Bang, c'est à dire sur son "versant rétrochrone"
puissent n'être que des images "CPT" de ce qui se passe sur notre versant
"diachrone".
Que veut dire CPT ? Il faut entendre C pour charge, P pour "parité" et T
pour temps. La parité correspond à l'orientation droite gauche. Lorsqu'on
inverse la charge, le temps et qu'on réalise une symétrie en miroir (c'est
à dire qu'on remplace les objets par leurs "images énantiomorphes") on
change la matière en antimatière (et vice versa). Sakharov apporta donc
une réponse à l'éternelle question "mais où est passée l'antimatière ?".
Elle serait ainsi "de l'autre côté de ce miroir spatio temporel" qu'est le
Big Bang.
On sait que notre versant d'univers présente une "violation du principe de
parité". Lorsqu'on considère deux réactions nucléaires qui sont en miroir,
spatialement parlant, les résultats sont les mêmes, mais les durées de ces
phénomènes diffèrent de façon mesurable. C'est une des découvertes
scientifiques majeures de l'après guerre. Sakharov suggéra que cette
violation du principe puisse être inversée dans le versant gémellaire
d'univers, symétrique du nôtre. Sa vision cosmologique complète implique
une synthèse des constituants matériels de l'univers, des baryons (bary,
en grec, veut dire lourd) à partir de quarks, tandis que les anti-baryons
résulteraient de la fusion d'antiquarks.
Au cours du temps la violation du principe de parité aurait permis dans
notre versant d'univers une production en excès de matière,
au détriment de l'antimatière, dans la proportion de un pour un milliard.
C'est ce qui aurait évité la totale annihilation au premier centième de
seconde.
Notre versant d'univers contiendrait ainsi un excès de matière et un excès
d'antiquarks.
Le scénario serait évidement inverse dans cet autre versant de l'univers
qui contiendrait un excès d'antimatière et un excès de quarks (en fait
l'image en
miroir de notre situation spatio-temporelle). Notons que cette asymétrie
baryonique va, selon Sakharov, avec une durée de vie du proton finie,
évaluée par Sakharov à 1050 ans, idée qu'il a été un des tous premiers à
lancer.
Comme le note Susskind, de Stanford University, commentateur des travaux
de Sakharov dans l'ouvrage paru aux éditions Anthropos :
"- Avant les audacieuses hypothèses de Sakharov, la seule réponse était
que
Dieu avait créé l'univers avec plus de matière que d'antimatière, un point
c'est
tout".
La place manque évidement dans ce court article pour déployer tout
l'éventail des directions de recherche suivies par Sakharov, véritable
"généraliste de la physique". Nous terminerons en reproduisant la dernière
page de son discours de réception de prix Nobel, qui date de 1975 :
"Il y a des milliers d'années les tribus humaines souffraient de grandes
privations dans la lutte pour l'existence. Il était alors important, non
seulement de savoir manier une matraque, mais de posséder la capacité de
penser intelligemment, de tenir compte du savoir et de l'expérience
engrangés par la tribu et de développer les liens qui établiraient les
bases d'une coopération avec d'autres tribus.
Aujourd'hui la race humaine doit affronter une épreuve analogue. Plusieurs
civilisations pourraient exister dans l'espace infini, parmi lesquelles
des sociétés qui pourraient être plus sages et plus "performantes" que la
nôtre. Je soutiens l'hypothèse cosmologique selon laquelle le
développement de l'Univers se répète un nombre infini de fois, suivant des
caractéristiques essentielles. D'autres civilisations, y compris certaines
plus "performantes", sont inscrites un nombre infini de fois sur les pages
"suivantes" ou "précédentes" du Livre de l'Univers. Néanmoins nous ne
devons pas minimiser nos efforts sacrés en ce monde, où comme de faibles
lueurs dans l'obscurité, nous avons surgi pour un instant du néant de
l'inconscience obscure à l'existence matérielle. Nous devons respecter les
exigences de la raison et créer une vie qui soit digne de nous-mêmes et
des buts que nous percevons
à peine."